LEON DELACHAUX ET LA FILIATION
Si la maternité est omniprésente dans l’iconographie de l’art occidental, la paternité est plus rarement évoquée en peinture.
Dans l’œuvre de Léon Delachaux, les femmes occupent une large place, mères, femmes au travail, dames du monde, jeunes femmes, jeunes filles ou encore Pauline, son épouse, mille fois modèle.
Néanmoins, la représentation du fils, du père et du grand-père que l’on y rencontre est émouvante. Elle fait sans doute écho à son histoire familiale.
Né hors mariage, Léon Delachaux est reconnu par ses parents Louis-Auguste et Mélanie un an plus tard. Mélanie met ensuite au monde quatre filles qui ne survivent pas. Tous deux horlogers, l’infortune les accable. Désespéré de ne pouvoir nourrir sa famille, Louis-Auguste se noie dans le Doubs en 1855, Léon a cinq ans.
Vingt ans plus tard, il devient père à son tour. Installé depuis quelques années dans sa ville d’adoption, Philadelphie, il y épouse Pauline Noël. Un an après la naissance de Clarence, leur unique enfant, Léon découvre la peinture et s’inscrit à la Pennsylvania Academy of the Fine Arts.
Baptisé Clarence-Léon, ce fils bien-aimé est évoqué dans les lettres de Delachaux à Carol Storck, son ami sculpteur, en août 1882 : « He has been very nice here lately […] He tells me to put a kiss in the letter for you. » (1)
Il ajoute, un mois plus tard : « Clarence is splendid, a gaming devil, send you in photo. » (2)
Storck réalise une gravure de ce cher enfant en 1879. (Fig. 1)
L’artiste aime à représenter son fils au crayon, à l’aquarelle ou à l’huile, comme ici (Fig. 2, 3 et 4) :
Celui-ci, (Fig. 3), annoté affectueusement Clarence Delachaux my boy, date de leur retour en France, en 1884.
Delachaux s’intéresse également à la mise en scène où le père, centre de la famille, est porteur de protection et de tendresse.
Dans La famille du cordonnier (Fig. 5), la représentation du père se fait autour de son métier ; sa femme le regarde avec admiration, tenant sur ses genoux sa fillette endormie. C’est la présence de la mère portant son enfant dans ses bras qui institue le père de famille. La composition est ici centrée sur les mains du père, dans un effet de lumière qui l’enveloppe et met en valeur son rôle.
Conservée au musée d’Art et d’Histoire de Genève, Elle dort déjà (Fig. 6), présente une jeune fille tenant sur ses genoux sa petite sœur endormie. A ses côtés, le père, botteleur d’asperges, veille sur la scène. Un critique de l’époque indique qu’il « s’interrompt dans son travail et, les mains sur les genoux, retenant son souffle, contemple en extase cette enfant si sage, si raisonnable, qui daigne s’endormir sans crier. » Le lien intime entre cet homme et sa famille est matérialisé par le regard qu’il lui porte. La scène est emplie de paix et de douceur.
Dans cet intérieur d’Aubigny-sur-Nère (Cher), l’artiste centre sa composition sur la relation entre un père et ses enfants : un homme montre à son fils et à sa fille comment écaler un œuf de Pâques (Fig. 7). L’homme, à la mine joviale, sourit et prend plaisir à transmettre son savoir-faire à ses enfants, particulièrement attentifs. Ce lien fort avec l’enfance se retrouve fréquemment au long de l’œuvre de Delachaux.
C’est au travers des dessins que l’artiste nous dévoile toute la profondeur de l’amour paternel. Les feuilles de Montmartre que voici nous montrent (Fig. 8, 9 et 10), tel une madone, un père serrant son nourrisson contre lui. Calme et sérénité se dégagent de ces instants volés sur le vif. Ils avouent les tendresses du peintre.
Cette présence paternelle, l’artiste la prolonge lorsqu’il devient grand-père, comme le soulignent ces lignes à son ami le peintre François Guiguet en juin 1917 :
« Je pense à la fin du mois ou au commencement de septembre aller à Grez voir toute notre famille. Cela va être une grande fatigue et en même temps un soleil, ainsi qu’une grande joie. J’ai reçu aujourd’hui des photos de tous ces petits diablotins dans des mouvements drôles. Ils sont la joie de nous tous. » (4)
Ces deux clichés (Fig. 11 et 12) que nous possédons sont pris en 1914. Clarence vient d’acheter la grande maison de Grez, au bord du Loing. Mais, mobilisé, il confie sa famille à son père qui l’emmène alors chez lui à Saint-Amand-Montrond (Cher). Les deux aînés de Clarence, Philippe et Robert, trouvent auprès de leur aïeul une attention, une affection naturelles.
La perte prématurée de ses quatre sœurs (5) a sans doute profondément marqué le jeune Léon. Ainsi, l’enfant meurtri par tant de tragédies arrive-t-il à reconstituer au long de sa vie ce qu’il a perdu : une famille. Il nous transmet à son insu son profond désir d’être lié, responsable et entouré des siens.
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(1) : Bucarest, Académie Roumaine, département des manuscrits, Lettre de Léon Delachaux à Carol Storck, Philadelphie, août 1882. Cote S5 (5) CCCXXXIV
(2) : Bucarest, Académie Roumaine, département des manuscrits, Lettre de Léon Delachaux à Carol Storck, Philadelphie, le 16 septembre 1882. Cote S5 (6) CCCXXXIV
(3) W. S., “Salon suisse des beaux-arts et des arts décoratifs” in Le Journal de Genève, no. 238, 9 octobre, 1886.
(4) Corbelin, Maison Ravier, Lettre de Léon Delachaux à François Guiguet, Saint-Amand-Montrond, 7 juin, 1917.
(5) Valérie-Eugénie (1851-1860) à l’âge de neuf ans ; Léonie-Athénaïse (1853-1854) à l’âge d’un an ; Marie-Bertha (1854-1854) à l’âge de deux mois ; Adèle-Athénaïse (1855-1860) à l’âge de cinq ans.
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